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L’importance des données subjectives dans le processus d’évaluation du fonctionnement social

Par Julie Fournier, Travailleuse sociale et psychothérapeute

Serez-vous capable de résoudre ce problème:

Marie a 4 enfants biologiques et 2 par alliance. Elle est enceinte et a précédemment fait 7 fausses-couches.  Lors de sa première union, elle avait 2 enfants par alliance dont elle a pris soin un weekend sur deux pendant 7 ans. Elle ne les voit plus du tout depuis sa séparation.

Combien Marie a-t-elle d’enfant(s)?
Peut-être avez-vous répondu avec assurance à cette question?
Ou peut-être avez-vous besoin d’informations supplémentaires?

De combien de semaines est-elle enceinte?
De combien d’enfants a-t-elle légalement la garde?
Ou alors, à combien d’entre eux donne-t-elle des cadeaux d’anniversaire?

Vous en avez des questions!
Et moi, j’en ai une pour vous.

Avez-vous pensé lui demander : “Marie, comment se passe sa relation avec ses enfants?”

Parce qu’au nombre qu’elle a, elle saura certainement sous-peser le poids de chacune de ses relations qui ont de l’importance dans son cœur à elle… Et saura par le fait même répondre à la question initiale avec autant de nuances qu’il en faut pour comprendre comment elle vit sa réalité de maman.

À bien des égards, la vision de la personne est plus riche que la donnée objective

Au premier abord, qui a le réflexe de remettre en question une donnée aussi « objective » que le nombre d’enfants?

Pourtant, n’importe quel adulte qui a un lien fort avec un enfant – ou à l’inverse, qui souffre d’un manque de lien- peut vous témoigner à quel point la parentalité est loin d’être un vécu neutre. Questionner la personne sur son vécu subjectif face à un rôle social aussi important nous amène vers un terreau fertile de perceptions, d’émotions, d’espoirs et de deuils et qui nous parlent avec encore plus de nuances et de données pertinentes que de se limiter à un nombre.

Cela nous donne également le potentiel d’ouvrir les portes de son histoire sociale qui pétrit au fil du temps sa vision de la parentalité. On est bien loin du premier paragraphe de votre rapport qui décrit son âge, son état matrimonial et son emploi actuel!

Quand l’interactionnisme s’en mêle

Oui, l’interactionnisme a le défaut d’être un concept souvent présenté comme bien abstrait et nous croyons, à tort (!), ne pas l’appliquer. Mais saviez-vous que lorsque vous faites vos évaluations du fonctionnement social, vous travaillez avec cette perspective?

Définition d’interactionnisme: étudier et définir « la » réalité à partir de la façon dont elle est construite dans l’interaction (Macé, C., 2011).

Dans l’exemple de Marie, évaluer sa situation selon une perspective interactionniste veut dire prendre en considération le sens qu’elle donne à son vécu de mère et de comment SA réalité se vit dans l’interaction avec ses proches, son entourage et son environnement.

C’est ainsi que lorsque vous questionnerez Marie sur ses enfants, elle vous dira qu’elle a 7 enfants, mais qu’elle en a beaucoup plus dans son cœur. Elle renchérira en vous disant qu’elle ne sait jamais quoi vous répondre parce que plusieurs d’entre eux ne sont pas pris en compte par la société, mais que pour elle, c’est une tout autre histoire.

De la même façon, une jeune femme prénommée Caroline pourra vous répondre qu’elle est officiellement célibataire, mais qu’elle fréquente une jeune femme depuis 2 ans, qu’elle ne l’a pas présenté à sa famille par crainte de se faire rejeter, mais que pour elle, cette femme est la femme de sa vie.

Caroline est-elle célibataire?
Est-ce que la réponse serait différente si sa famille acceptait ouvertement cette relation?

Un trauma qui ne culmine pas en traumatisme : la subjectivité qui prend tout son sens

Dans le domaine de l’intervention en contexte post-traumatique, le vécu subjectif lié à l’évènement à caractère traumatique est d’une importance capitale puisque deux personnes peuvent vivre le même évènement sans en vivre les mêmes conséquences. Des traumatismes antérieurs, par exemple, peuvent venir teinter la façon dont la personne perçoit un évènement.

Je me rappelle à ce sujet être intervenue dans un incident où une dame venait tout juste de retrouver son conjoint des 15 dernières années décédé par suicide, dans leur sous-sol. À mon arrivée, celle-ci pleurait abondamment et manifestait devant les policiers une grande détresse. Alors que le temps passait et que ceux-ci vinrent à quitter, la dame s’apaisa et nous confia alors comment ce décès, bien que tragique, était en fait un soulagement. Son conjoint, de 25 ans son aîné, nécessitait alors des soins très prenants et madame était épuisée. Devant les policiers, madame avait cru bon pleurer abondamment pour ne pas éveiller les soupçons sur son sentiment de soulagement et qui sait, nous disait-elle, d’une quelconque sorte de responsabilité dans ce décès. Elle nous confia avoir honte de ressentir ce soulagement. Nous avions alors compris, en l’écoutant raconter son histoire, que ses pleurs intenses devant les policiers étaient une tentative pour madame de « cadrer » dans la norme d’une femme qui venait de retrouver son mari décédé alors que dans les faits, elle ressentait une réelle peine, mais la portion soulagement était beaucoup plus importante à ce moment bien précis.

Comme quoi un évènement à caractère traumatique peut être perçu de bien des façons dépendamment de notre histoire de vie. 

Mais, revenons à nos moutons. Combien d’enfants a-t-elle Marie?

Si vous posiez la question à Marie, elle vous répondrait qu’elle ne sait pas trop quoi vous répondre. Parce que SA réponse, elle la connaît d’instinct : c’est 7. Mais celle que son interlocuteur veut savoir, elle ne la sait jamais. Ce doute la laisse alors dans un profond sentiment d’ambivalence alors qu’elle tangue entre l’idée de répondre spontanément SA réponse et celle de s’embarquer dans une grande discussion qui finit bien trop souvent avec un arrière-goût désagréable.

C’est que lorsqu’elle répond « 7», la prochaine question est très souvent « tous de vous? ».

Si Marie a alors le malheur de répondre « non, » s’en suit alors un soupir de soulagement de son interlocuteur, qui fait complètement abstraction de l’implication émotionnelle de Marie pour ses deux enfants par alliance et qui vient par le fait même renier l’importance de son rôle à leurs côtés. Bien souvent, elle répond oui pour éviter les longues discussions et se sent alors comme un imposteur, mais à tout le moins, elle évite la longue discussion non désirée.

Si elle répond « 5 », s’en suit alors la question « tous du même père? », qui annonce alors toute une série de préjugés sur la famille contemporaine, qui lui fait friser les orteils à tout coup.

Et, comme si la maternité se devait d’être calculée en poids ou en fardeau quotidien, l’interlocuteur pousse très souvent sa perspicacité en renchérissant : « tous à temps plein chez vous? », avec un air de Sherlock Homes en pleine séance d’interrogatoire.

C’est alors que Marie retient son souffle.
Prends une bonne inspiration.
Expire lentement.

Et se rappelle que bien que l’interaction avec son interlocuteur puisse faire émerger une réponse différente de celle qu’elle aurait voulu répondre, la vraie réponse se trouve en fait tout au fond de son cœur.

Comme travailleuse sociale, saurez-vous la faire transparaître dans votre processus d’évaluation?

Références

Macé, C. (2011). D’une perspective normative vers une perspective interactionniste compréhensive pour aborder le concept de résilience, Recherche qualitatives, 30(1), p.274-298.

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