Catégorie(s) : Évaluation du fonctionnement social- Travail social

Le courage ordinaire de l’opinion professionnelle en travail social

Quand on est intervenante, on est confrontée à des choses qui ne s’inventent pas. Pour y répondre, notre société a convenu qu’il y avait des réponses adéquates, organisées par des lois, prodiguées par des organisations, qui donnent le relais à des gestionnaires, qui demandent à des gens comme toi et moi, de les appliquer.

Juste en lisant cette phrase, tu comprends que les glissements sont inévitables. Est-ce la faute de du gestionnaire? De l’intervenante? Du législateur?

Quand tu dois annoncer à une personne qu’elle n’aura pas de service parce qu’elle n’était pas admissible au critère no. 3 de la directive, il y a un petit serrement de gorge que tu étouffes et tu t’indignes. Avec le temps, peut-être as-tu trouvé une  « twist » pour accommoder les gens?

Mes nombreuses années comme formatrice – et comme maman – m’ont offert plusieurs leçons dont une, et non la moindre : être intervenante, ça demande beaucoup de courage. Du courage dit « ordinaire ».

Le courage ordinaire versus héroïque

Souvent, lorsque nous pensons au courage, nous avons une vision de celui qui s’annonce comme étant plus « héroïque » :

  • Celui d’un combattant qui court avec sa baïonnette entre les dents en plein combat pour aller sauver son collègue blessé.
  • Celui de l’automobiliste qui saute de son auto pour aller secourir une femme prise dans un auto renversée, en plein trafic.

Celui ordinaire est plutôt commun et s’affiche peu. Mais crois-moi, il est capital dans notre société :

  • C’est lorsque tu regardes ton petit 2 ans faire le bacon et que tu prends toute la douceur et la patience qu’il te reste pour l’inciter à mettre son habit de neige qui lui donnera la silhouette du bonhomme Michelin… Qu’il enlèvera 3 fois avant de finir bien attaché dans son banc d’auto, avec des grosses larmes chaudes. Alors que tu seras toute en sueur dans ta chemise professionnelle qui est maintenant toute fripée. Même si tu n’as même pas encore quitté ton allée de stationnement.
  • C’est la personne qui, en pleine dépression majeure, décide de sortir marcher 15 minutes, même si ça ne lui tente pas. Une bonne bouffée d’air difficile à prendre, théoriquement bénéfique mais oh combien loin dans sa liste de choses qu’elle se sent la capacité d’entreprendre.

Et c’est aussi lorsque tu déposes ton analyse professionnelle et ton opinion, même si elles ne vont pas dans le sens que ton organisation ira spontanément. Ou que ton organisation partenaire ne soutiendra pas. Parce que la rigidité de leurs directives ne leur permet pas de s’ajuster aux différents besoins de l’humain qu’elle sert. Tu te rappelles, lorsque je te parlais de société, d’organisation, de gestionnaires, de lois… et d’intervenantes?

Je te pose la question suivante: si tu n’as pas le courage de déposer ton opinion professionnelle qui se base sur les intérêts réels de ton client, qui le fera? Comment en arriverons-nous à des services qui s’ajustent aux besoins des gens si nous ne transmettons pas ce que la base- nos clients- nous témoignent?

Pas en deuil de sa condition : pas de service!

J’ai un exemple concret pour toi, de l’énorme différence que ton courage fait dans la vie des gens.

Au printemps dernier, ma petite de 3 ans qui est sur le spectre de l’autisme était difficile à suivre. Je te rappelle que nous avons 7 enfants, dont presque la moitié avec une condition particulière. Nous sommes en pandémie mondiale. J’étais sur le point de laisser un travail que j’aimais – et qui nourrissait ma famille – pour reconfigurer notre quotidien familial en fonction de ses besoins qui, je dois l’admettre, me dépassent encore sur une base régulière.

Épuisée, rongée par le stress, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai appelé la travailleuse sociale du CRDIQ en lui demandant si elle avait 2 ou 3 rencontres dans lesquelles je pourrais avoir un espace pour ventiler mon dépassement, avoir une bonne écoute et me donner des stratégies pour affronter les besoins de ma fille. Facile de même!

Je t’épargne l’ensemble de la conversation que nous avons eu en te résumant la conclusion finale : si mon épuisement était dû à un deuil de la condition de ma fille, j’aurais eu droit au service. Mais puisque je n’étais pas en deuil mais plutôt dépassée par les conséquences de sa situation, je n’y avait pas droit.

Je dois lui reconnaître sa créativité : elle avait même tenté de contourner la « règle » en me proposant de m’inscrire moi-même aux services du CRDIQ – étant asperger moi-même- pour leur imposer mon besoin à titre d’usagère.

Je vous passe tout ce qui m’a passé par la tête et le nombre de Whippets que je me suis enfourné cette soirée-là. Toujours est-il que quelques jours plus tard, j’ai récidivé. Pas pour les Whippets! Je l’ai rappelé : ça ne faisait tout simplement pas de sens.

Heureusement pour moi, elle avait changé son chapeau de bord : j’aurais droit à mes 3 rencontres.

Je ne connais pas les directives du CRDIQ en ce sens. Peut-être que son interprétation personnelle n’allait  initiale pas dans le sens du CRDIQ? Ou peut-être que j’ai eu des services alors que je n’aurais pas dû?

Qu’importe.

Le courage honorable des petites décisions

Ce qui est honorable dans sa prise de position finale, c’est que cette travailleuse sociale a poussé sa réflexion et a fini par aller à l’encontre de ce qu’elle pensait spontanément impossible, pour s’ajuster à nos besoins.

C’est la même chose que toi, lorsque tu as à appliquer une loi XY et que ça ne fait pas de sens. Tu trouves le courage de défendre les intérêts de ton client parce que ton analyse va en ce sens.

Dans certaines situations, ça demande de défendre ta position devant une équipe de bondée de professionnels aguerris, alors que toi, tu viens tout juste d’arriver. De récidiver une seconde fois avec un argumentaire ajusté. De rédiger une analyse et une opinion dont tu auras pris beaucoup plus de temps que prévu pour mieux les rédiger. Et parfois, elles ne passent tout simplement pas.

Mais sais-tu quoi? Tu as été la voix de ton client. Si tu ne le fais pas, qui le fera?

C’est aussi ça, le courage ordinaire : défendre les besoins des personnes qui n’ont pas le privilège d’aller dans le même sens que les directives.

Je te félicite, chère collègue. Ton travail fait une différence. La prochaine fois que tu prendras une décision difficile en faveur des besoins exprimés par tes clients, rappelle-toi que le courage ordinaire prend beaucoup d’énergie mais qu’il est tout autant honorable que celui héroïque. Si commun soit-il.

Avec toute mon affection,